Il paraît nécessaire, pour mener une étude minutieuse du sort des Tsiganes pendant la deuxième guerre mondiale, de se pencher sur le climat politique qui l’a précédé. Ce que l’on découvre alors au travers des archives et recherches historiques , c’est que les communautés tsiganes étaient déjà très bien connues des autorités… Et ce depuis des décennies. Comme évoqué plus tôt, en France et en Belgique, ils faisaient l’objet d’un système de fichage et de contrôle avancé qui visait, officiellement, à lutter contre un mode de vie jugé marginal, insaisissable, potentiellement dangereux. 

S’en suivirent des mesures de sédentarisation forcée dans les années 30 en France, lorsque la mobilité – et surtout la mobilité transfrontalière – des familles itinérantes leur valu d’être soupçonnés d’activités d’espionnage et de renseignement. Indéniablement, la mise en application du dessein des nazis n’a été rendue possible que grâce à l’existence préalable d’un système administratif distinct pour les Tsiganes, ainsi que d’une série de mesures répressives spécifiques, qui en ont fait une cible tout particulièrement désignée.

Système administratif de surveillance et de fichage des nomades
En France, la mobilité des Tsiganes, propulsée au cœur d’enjeux sociaux, politiques et idéologiques, en a fait une population particulièrement dérangeante aux yeux des autorités. Déjà au XIXe siècle, la question de la catégorisation a été centrale: les stéréotypes de l’époque, « hors la loi », « voleurs de poules », « propagateurs d’épidémies » « voleurs d’enfants », étaient relayés impudemment par les autorités et les médias. Le passage des familles ne laissait personne indifférent, entraînant dans leur sillage les grondements de la rumeur et de l’opprobre.
En France, les Tsiganes ont alors fait l’objet d’un système administratif distinct, dont l’objectif était le fichage et la surveillance de cette population. Dès la fin du XIXe siècle, ils ont commencé à faire l’objet d’un arsenal législatif et policier, d’une ampleur qui ne fit que croître au fil des années. Emmanuel Filhol résume l’ambition de ce système en trois mots : surveillance, identification, contrôle .
Tout d’abord, en 1895, un recensement général de « tous les nomades, bohémiens et vagabonds » est créé afin de répertorier tous les nomades de France. Dès lors que l’on figurait dans ce répertoire,


Notamment Bernadac (1979), Filhol (2010), Heddebaut (2018), Kenrick & Puxton (1974)…
Filhol, E., (2010). La loi de 1912 sur la circulation des « nomades » (Tsiganes) en France. Revue Européenne des Migrations Internationales, vol.23(2).

 

cette appartenance devenait indéfectible : on était alors considéré comme nomades de père en fils sans qu’il ne soit plus possible de sortir de cette catégorie.  Les Tsiganes sont dès lors rangés dans une catégorie administrative qui est fonction de leur mode de vie. « L’identification a désormais pour corollaire le dénombrement. En mars 1895 le gouvernement organise un recensement général de toute la ‘population flottante’ du pays. Le ministre de l’Intérieur demande ‘une surveillance très active sur tous les bohémiens circulant dans [le] département’, un relevé des noms, nationalités, ‘professions apparente ou présumée, le nombre d’individus composant les bandes’. Il veut être tenu au courant des déplacements et agissements des bandes nomades qui parcourent la France et l’étranger, obéissant à un chef. » (Heddebaut, 2018, p. 30)

Vint ensuite la loi du 16 juillet 1912 sur la circulation des nomades en France. Celle-ci contraignit tous les Tsiganes nomades âgés de plus de 13 ans révolus de porter sur eux un carnet anthropométrique d’identité. Celui-ci reprenait leurs empreintes digitales, leurs photographies de face et de profil, ainsi qu’un rapport descriptif détaillé de leur personne.

Le bulletin officiel du Ministère de l’Intérieur du 16 février 1913 spécifie : « La hauteur de la taille, celle du buste, l’envergure, la longueur et la largeur de la tête, le diamètre bizygomatique [largeur du visage], la longueur de l’oreille droite, la longueur des doigts médius et auriculaires gauches, celles de la coudée gauche, celle du pied gauche, la couleur des yeux, les empreintes digitales et les deux photographies du porteur du carnet »[3].

 
Couverture et pages intérieures du carnet anthropométrique collectif de la famille Gimenez, délivré par la préfecture de Haute-Garonne en 1932. Il a été retrouvé dans les archives du camp 


Filhol, E., (2010). La loi de 1912 sur la circulation des « nomades » (Tsiganes) en France Revue européenne des migrations internationales, vol. 23(2)

d’internement de Saliers. (Archives départementales des Bouches-du-Rhône, Marseille)

Ce signalement de leurs caractéristiques physiques était rédigé sur base de la méthode Bertillon, que l’on utilisait à l’époque pour les criminels récidivistes . Les carnets anthropométriques comprenaient également les compte-rendu de contrôles sanitaires réguliers, et les photographies et mensurations des personnes devaient être mises à jour lorsque survenaient les changement morphologiques liés à l’âge. (Filhol, 2016)
Emmanuel Filhol commente « L’objectif recherché répond tout à fait au vœu formulé par Marc Réville, député du groupe des républicains radicaux et démocratiques qui – avec le gouvernement Clemenceau – prit une part active dans l’élaboration de la loi de juillet 1912. Ainsi, déclare ce parlementaire en juillet 1908, il s’agit de soumettre les « romanichels » à un règlement permettant ‘de savoir toujours où ils sont, d’où ils viennent, où ils vont’ ». (Filhol, E., 2016)
Ainsi, la surveillance administrative et policière des familles tsiganes a été organisée de manière systématique et méthodique : les nomades étaient contraints de faire viser leur carnet dans chaque commune où ils stationnaient, avec l’apposition d’un cachet faisant office de « visa » à leur arrivée et au départ. Ceux qui cherchaient à échapper à ce système et continuaient de circuler sans carnet anthropométrique s’exposaient à de lourdes peines prévues pour combattre le délit de « vagabondage ».


Source: http://www.voyageurs-citoyens.fr/?page_id=38
Filhol, E., (2016) Intervention du 13 décembre 2016 dans le cadre du séminaire GERN : « Une mise en cause du contrôle des « nomades » (Tsiganes) relatif à la loi du 16 juillet 1912 : résistances et détournements ».

Reproduction réalisée en janvier 2006 à Marseille d'un carnet anthropométrique d'une femme tsigane. © - / ARCHIVES DEPARTEMENTALES/AFP/Archives


Collection particulière d’Emmanuel Filhol.


En plus des carnets anthropométriques individuels, les groupes itinérants devaient se munir d’un carnet collectif, qui devait permettre d’identifier précisément chaque membre du groupe ainsi que leurs déplacements. Le carnet collectif contraignait les familles à rester ensemble et empêchait les Tsiganes de se marier sans en avoir averti les autorités. Le carnet collectif rassemblait aussi des données et informations sur chaque personne appartenant au groupe et déclinait l’identité des enfants de moins de treize ans.
Enfin, la loi du 16 juillet 1912 (art. 4) prévoyait également l’instauration de plaques d’immatriculation particulières pour les véhicules des Tsiganes, leur imposant un signe qui les distingue ostensiblement des autres véhicules, permettant à tout un chacun de les identifier comme « nomades » : « Chaque plaque, ornée d’un numéro individuel, revêt le titre de la loi du 16 juillet 1912. (…) Le travail de repérage des forces de l’ordre en est facilité ». (Filhol, E., 2010, p. 10)
Plaque de contrôle des véhicules des nomades, ADNi 40W29 (Monique Heddebaut

Comme résumé par l’historienne Monique Heddebaut, la mise en place de ce système de fichage et de surveillance a ainsi permis de quadriller l’existence des Tsiganes et de centraliser l’information les concernant à la veille de la première guerre mondiale : « Pour la première fois en France un système d’identification national individuel fiable, conçu dans la durée, est mis en place et expérimenté sur un groupe donné et, qui plus est, avec un système d’archivage organisé et centralisé. (…) Ce contexte bien particulier de suspicion, de lutte contre l’espionnage et la désertion, a été mis en avant et utilisé pour justifier, légitimer et banaliser un système d’identification. » (p. 35)

Références :
• Filhol, E., (2010). La loi de 1912 sur la circulation des « nomades » (Tsiganes) en France. Revue Européenne des Migrations Internationales, vol.23(2).
• Heddebaut, M., (2018). Des Tsiganes vers Auschwitz. Le convoi Z du 15 janvier 1944. Editions Tirésias.
• Kenrick, D., Puxon, G., (1995). Destins Gitans. Des origines à la « solution finale ». Gallimard.